L’Andalousie au sud
L’Andalousie peut être définie comme la région à la fois la plus gaie et la plus tragique de l'Espagne. La contrée est haute en couleur, les Andalous sont ouverts, joyeux, loquaces; ils aiment les festins, les chants et la danse. L’Andalousie peut être vibrante de teintes et de mouvements, mais elle subit aussi, depuis des siècles, le poids écrasant de conditions sociales injustes et improductives. Quand l'économie espagnole est en crise et que le chômage s'étend, les effets de la récession sont plus violents et plus douloureux en Andalousie qu'ailleurs.L'Andalousie est le pays des journaliers et des grands propriétaires fonciers espagnols. De tout temps, les journaliers n'ont pu travailler que durant une partie de l'année, essentiellement à la saison des travaux agricoles intensifs. Depuis de nombreuses décennies, cette province a plus d'habitants qu'elle ne peut en nourrir, de sorte que l'Andalousie est la région où l'émigration est la plus forte en Espagne. L'abondance des chercheurs d'emplois a permis aux grands propriétaires de maintenir les salaires à bas niveau. C'est pourquoi l'Andalousie a toujours été le théâtre de luttes sociales dans les milieux agricoles. La Guardia Civil, espèce de gendarmerie connue pour sa main de fer, fut spécialement fondée en 1844 et développée pour assurer la sécurité des propriétaires face aux journaliers qui se rebellaient.
Les luttes sociales dans les domaines ruraux andalous n'ont jamais cessé durant tout le siècle passé. Elles furent précédées par les razzias de brigands qui s'étaient retirés dans la montagne en signe de protestation contre la société.
Les grands propriétaires fonciers peuvent tirer de leurs terres des revenus suffisants pour eux et leur famille, sans culture intensive. Celle-ci constituerait pour eux une charge sur le double plan des finances et de l'organisation. Elle les obligerait à s'occuper activement de leurs domaines. Des propriétaires exemplaires, attentifs à leur exploitation, ont toujours existé, il est vrai, mais les autres, ceux qui s'intéressent peu à leurs cultures, qui évitent tout effort et retirent néanmoins assez de bénéfices de leurs terres pour vivre dans l'aisance, n'en ont pas moins constitué la majorité.
De plus, les Andalous se plaignent depuis nombre de décennies du fait que les surplus retirés par les grands propriétaires ne profitent pas à l'Andalousie, mais presque invariablement à d'autres régions espagnoles. Les Andalous riches ont, en effet, coutume de placer leur argent dans les banques du pays - et celles-ci sont concentrées à Madrid et dans le Nord. Ces fonds ont contribué à développer là-bas une industrie plus rentable que la plupart des propriétés rurales, de sorte que les fortunes de la haute société andalouse sont investies, en grande partie, dans les industries du nord de l'Espagne, alors que l'Andalousie est pratiquement privée de structures industrielles. On reproche également cette absence aux grands propriétaires. Ils ne désirent pas, dit-on, se faire concurrence à eux-mêmes en créant des places de travail qui ne manqueraient pas de faire monter le niveau salarial des ouvriers agricoles.
Durant les quatre dernières décennies, les ouvriers agricoles andalous n'avaient pas le droit de s'associer pour défendre leurs intérêts. L'Etat détenait le monopole des syndicats, et à la campagne, même les syndicats officiels étaient inexistants. Depuis le rétablissement de la démocratie, les syndicats libres sont de nouveau autorisés, mais cette liberté s'est avérée être une entrave de plus au développement de l'agriculture dans le sud de l'Espagne. Les syndicats cherchent aujourd'hui à obtenir une amélioration des salaires et choisissent, pour augmenter leurs exigences, les quelques semaines où les propriétaires terriens ont besoin de tous les bras disponibles. C'est ainsi qu'éclatent des grèves avant la vendange, avant la récolte des olives, avant ou pendant d'autres travaux demandant beaucoup de main-d'oeuvre. Car les ouvriers agricoles doivent user de tous les moyens pour bien gagner pendant ces quelques semaines au moins. Après, disent-ils, ils devront se résigner à de longs mois de chômage.
Or, certaines récoltes, celle des olives en particulier, ne rapportent pas assez pour justifier des salaires élevés. C'est du moins ce qu’affirment les propriétaires terriens. Les oliviers couvrent de vastes zones de collines dans le bassin supérieur du Guadalquivir. Des provinces entières sont vouées à leur culbute. Si les prétentions de salaire continuent à augmenter au rythme actuel, disent les oléiculteurs, la cueillette ne sera plus rentable. Il arrive, en fait, de plus en plus souvent que les propriétaires renoncent à une récolte, surtout dans les années où l'acidité des fruits est élevée par suite de pluies tombées à une époque défavorable et où les olives se vendent difficilement pour cette raison.
Et pourtant, si l'on fait abstraction de ces aspects négatifs, le grand domaine rural andalou a de quoi enchanter l'observateur. Vu de l'intérieur, il incarne en quelque sorte le monde encore intact dont nous rêvons tous. La finca - car c'est ainsi que l'on appelle ces propriétés - est constituée par la grande maison des maîtres avec son jardin et son beau portail d'honneur, ses salles de réception, ses pièces d'habitation et ses chambres d'amis. Derrière la maison se trouvent le plus souvent les communs avec les étables et les écuries, les granges et les logements des ouvriers agricoles permanents, le tout aménagé tout autour de la grande cour.
Une hiérarchie stricte règne parmi les ouvriers occupés en permanence à la finca, depuis le sommet constitué par les régisseurs et les intendants des écuries jusqu'à la base formée par les simples valets de ferme. Mais l'ensemble du personnel est uni par le sentiment qu'il appartient à un même domaine dans lequel il a du travail toute l'année durant et où il trouvera encore sa subsistance lorsqu'il sera âgé. Cette certitude distingue ces ouvriers de la grande masse des journaliers externes à la propriété. Il en résulte une certaine solidarité qui englobe également le propriétaire terrien et sa famille. On se sent intégré à une communauté unie par un même destin. Chacun dépend de la prospérité de la finca. Si celle-ci n'existait plus avec ses places de travail stables qui se transmettent souvent de génération en génération, les serviteurs loyaux du propriétaire terrien retomberaient dans la misère des journaliers souffrant de sous-emploi.
La finca est comparable à l'ancienne villa romaine qui, peut-être, était établie sur une même colline en Andalousie, la Bétique des Anciens, et dont le propriétaire cultivait certainement les mêmes champs dans la plaine. En dépit des machines, des automobiles et de l'électricité, qui facilitent aujourd'hui le labeur, maintes choses sont restées les mêmes. On continue à vivre au rythme des saisons du produit des vastes étendues agraires. Ce qui se nommait jadis familia, la famille au sens large du mot qui incluait aussi les domestiques, correspondait exactement à ce que nous appelions plus haut une communauté unie par un même destin, formée par tous ceux qui vivent des ressources du domaine agricole et ne font appel aux journaliers qu'au moment où ceux-ci deviennent indispensables pour des travaux déterminés.
Certains domaines sont encore occupés par des familles nobles, d'autres portent toujours le nom des anciens seigneurs, qui s'est reporté sur une nouvelle famille de propriétaires d'origine bourgeoise. Il existe des propriétaires pour qui l’exploitation de la finca est une activité secondaire et qui n'occupent leur maison que pendant leurs vacances; ils possèdent des immeubles et des entreprises dans les villes. Dans d'autres cas, l'un des membres d'une riche famille d'aristocrates assume l'exploitation des domaines agricoles alors que ses frères et ses cousins sont des hommes d'affaires. Celui qui possède plusieurs fincas installe généralement des intendants dans les maisons de maîtres plus ou moins richement aménagées, qu'il n'habite pas lui-même. L’élevage des chevaux et des taureaux est une activité dans laquelle de nombreux propriétaires mettent toute leur ambition. Les chevaux et les taureaux de corrida andalous sont, en effet, des bêtes remarquables qui font la joie et l'orgueil des amateurs. Les grandes régions d'élevage se trouvent dans la région du Guadalquivir inférieur, en aval de Séville, où existent encore des vastes marécages. C'est là également que s'étend la gigantesque réserve naturelle de Doñana, surtout fameuse par ses oiseaux aquatiques.
L’Andalousie possède, bien entendu, aussi ses villes, merveilleusement construites, pleines de trésors architecturaux remontant à l'époque arabe, au haut Moyen Age chrétien, à la Renaissance, à la période baroque, tous ces styles y étant souvent superposés. Mais les villes andalouses ont toutes un certain cachet rural. Les banlieues y sont en grande partie absentes, et les quelques industries qu'elles possèdent sont liées à l'activité agricole des terres environnantes: moulins pour les olives et le blé, caves pour les différentes espèces de vin. Toute la ville de Xérès vit de l'exploitation du xérès ou jerez, vin appelé sherry dans les pays anglophones, qui tient son nom de cette localité. Les cépages du xérès prospèrent tout à l'entour dans une vaste zone de terre blanche particulière- ment bien exposée au soleil ardent du bas-pays andalou. Ces vignobles existent, eux aussi, depuis l'époque romaine.
Mais le caractère rural des villes andalouses est plus profond encore. Il est inhérent à la population et à ses mœurs. La vie s'y déroule en grande partie à l'extérieur des maisons, dans les cours, les rues, dans les endroits où l'on sert à boire, sur les parvis des églises. Les cours intérieures sont ornées d'une végétation luxuriante entretenue avec amour. On prend son temps. Jamais de précipitation, même à la ville. On profite des longues heures de la nuit pour se promener, pour causer. Et puis, il y a cette autre « promenade », en fin d'après-midi, par les rues centrales de la ville ou le long de l'alameda, avenue plantée d'arbres séculaires, spécialement aménagée jadis à cet effet. On y déambule pour voir et pour être vu, vêtu de ses plus beaux habits. Et le jeu muet des éventails fait passer, de nos jours encore, des messages éloquents entre promeneuses et promeneurs. Chan- ter et boire, danser et jouer de la guitare sont des passe-temps activement pratiqués, au village comme à la ville. Les deux ont leurs fêtes et leurs processions qui ne se distinguent, à vrai dire, que par le nombre de participants et de spectateurs. Les mêmes émotions foncières sont exaltées par ces manifestations à la campagne comme dans les cités.
Le pays, le climat, la lumière, la terre, la douceur de l'air déterminent la vie et la manière de vivre de tous les Andalous. Les villes sont conçues de façon à ne pas priver les citadins de ces éléments fondamentaux. La campagne les pénètre profondément, et tous leurs habitants sont étroitement liés à leur terre. On danse le flamenco en tapant le sol des pieds et en se tendant vers le ciel comme si l'on jaillissait de la terre. On chante les nombreux cantes et couplets dont chacun porte le cachet de son origine locale: le quartier de l'Albaicín à Grenade est la patrie de la granadina et de l'alborea, ancien chant de noces des gitans, c'est-à-dire des bohémiens andalous. La malagueña, triste comme la mort, est particulière à Malaga, et l'étincelante alegría appartient à Séville. On connaît plus de 40 formes de chants et couplets de ce genre. Ils ont tous un point commun: leur but est de transmettre des émotions, de les faire passer du chanteur à l'auditeur. La mélodie fait corps avec le texte du couplet et le rythme. Tous trois servent au même objet. La mélodie peut s'exalter jusqu'au cri, les paroles peuvent être comprimées jusqu'au sanglot.
En dépit de ces points communs issus de leur nature andalouse, chacune des trois grandes villes historiques de la région possède son caractère propre. C'est à Cordoue (Córdoba) que le passé arabe est resté le plus apparent. Cela ne tient pas seulement à la mosquée, toujours désignée par ce nom malgré sa transformation en cathédrale, mais aussi à la disposition des vieux quartiers qui l'entourent. On flâne à travers les ruelles tortueuses d'une ville arabe pour déboucher sur les places et les carrefours qui parlent avec éloquence du passé, pour autant qu'on veuille prêter l'oreille à leur voix. Le parfum de l'islam qui flotte sur Cordoue est également dû à sa situation sur le Guadalquivir avec son pont et les vestiges d'anciens moulins sur le fleuve. Mais la mosquée est prédominante. Elle est l'un des plus grands chefs- d'œuvre de l'architecture musulmane. Même l'imposant chœur gothique, brutalement taillé comme une brèche dans la prestigieuse forêt de colonnes de la mosquée sur ordre de Charles Quint, ne parvient pas à détruire l'impression générale produite par ce grand sanctuaire islamique avec son double étagement d'arcs outrepassés, unique dans toute l'architecture de l'islam.
Les décorations extérieures au-dessus des portails, grands chefs-d’œuvre de l'art ornemental arabe elles aussi, ont sans doute souffert davantage au cours des vingt dernières années que durant les neuf siècles précédents. Les « vandales » inconscients sont les touristes et leurs autocars à air conditionné, car ceux-ci stationnent sans arrêter leur moteur devant ces murs merveilleusement décorés, pendant que les touristes visitent la mosquée par colonnes de deux, afin que le dispositif de refroidissement continue à fonctionner à l'intérieur de la voiture. Les gaz d'échappement rongent visiblement les fines pierres ornementales rouges. De plus, le carrousel du trafic urbain ronronne sans arrêt autour de la grande mosquée. Sans doute faudra-t-il attendre que les murs extérieurs de ce monument prestigieux de l'ancienne métropole musulmane soient irrémédiablement détruits avant que les édiles de Cordoue ne se décident à déclarer zone piétonnière les abords de la cathédrale-mosquée. Car, en Andalousie, l'automobile fait, plus qu'ailleurs peut-être, l'objet d'un véritable culte. S'en prendre à elle relève presque du sacrilège. L’aisance extrêmement précaire et relative de cette région méridionale de l'Espagne, déjà menacée aujourd'hui par la stagnation et le chômage, est encore trop récente: elle en est tout juste à la phase de la première mini pour la petite bourgeoisie.
Oublions ces aspects plutôt déprimants à l'extérieur de la grande mosquée pour pénétrer dans la cathédrale et entrons dans la cour plantée d'orangers. Celle-ci incarne avec un bonheur parfait l'essence de l'Andalousie: un mélange subtil de vie rurale et d'élégance suprême, une œuvre d'art à ciel ouvert. Lhomme et le paysage - celui-ci modelé par la main humaine dans les villes et à la campagne — participent également à l'ensemble du chef-d’œuvre dont ils sont à la fois les artisans et les composants. La dimension temporelle constitue un autre aspect de cette merveilleuse construction andalouse; le pays s'ouvre sur son passé, de nombreuses générations s'expriment à travers ses gestes, ses coutumes et les formes de ses paysages. Le regard se porte, comme au travers d'une eau limpide, sur la Renaissance, sur les époques arabe, romaine, grecque et phénicienne.
Grenade est une ville de montagne. Véritable aire d'aigle accrochée aux gorges du Darro, nourrie par les jardins de la plaine du Genil, la ville resta capitale arabe jusqu'en 1492. Alors que le reste de 1Andalousie était redevenu chrétien, Grenade fut, pendant cinq siècles encore, le centre d'un royaume arabe qui avait survécu dans la montagne. Elle est empreinte d'un charme subtil, romantique, particulièrement sensible dans la célèbre Alhambra, forteresse des anciens rois de Grenade. L’esprit du poète Garcia Lorca, fusillé ici au début de la guerre civile, plane sur la ville, et son souffle délicat, raffiné, déployé sur un fond de tristesse qu'il voile de ses admirables fleurons, tisse le lien avec les siècles passés. Grenade, c'est aussi Manuel de Falla et la guitare. Si la profusion de l'ornementation et le romantisme superficiel des lieux menacent de vous rebuter - car cela arrive -, évoquez les formes et les lignes qui en constituent l'assise. Vous découvrirez les structures fondamentales de la ville, que les décorations tendent à étouffer ça et là, si vous montez à l'Al- baicín, ce quartier situé en face de la forteresse de l'Alhambra, sur l'autre versant de la gorge. Il fut construit par des réfugiés maures de Baeza après la prise de cette ville par les Castillans en 1227. Des terrasses et des places de l'Albaicin, la vue se porte, par-delà la gorge, sur l'Alhambra et sur la plaine dans laquelle se sont implantés les quartiers plus récents de Grenade. Le tout est empreint d’une profonde mélancolie née, sans doute, du sentiment qu'à une ancienne civilisation toute de délicatesse, de finesse, s'est superposée l'influence des conquérants, mais que la première a persisté dans sa substance, en dépit de tous ces palais massifs du XVIe siècle, de sorte qu'elle ne cesse de percer, comme l'herbe entre les pavés, et de tendre vers la vie et la lumière.
En amont du Genil, des routes de montagne conduisent dans la sierra Nevada. C'est là, sur les versants étagés en nombreuses terrasses jusqu'à 1500 m d'altitude, que les derniers Maures menèrent une lutte désespérée, connue sous le nom de révolte des Alpujarras, qui fut noyée dans le sang en 1570. (La première rébellion avait éclaté après que le cardinal Cisneros eut fait brûler des exemplaires du Coran sur la Bibarrambla, la grand- place de Grenade, malgré sa promesse d'accorder la liberté de conscience.) Après avoir héroïque- ment résisté pendant deux ans, les Maures retranchés dans les montagnes furent forcés d'abjurer leur religion ou de quitter le pays. Ceux qui se convertirent au christianisme et restèrent furent appelés moriscos (morisques) et contribuèrent avec leurs descendants à nourrir les Espagnols durant un siècle encore en s'occupant de l'agriculture. Puis les morisques furent expulsés, eux aussi.
Dans la métropole qu'est Séville, les éléments des époques plus récentes se sont superposés plus lourdement, plus massivement qu'ailleurs au fond primitif arabe. La cathédrale est, à elle seule, significative sous ce rapport. L’ancienne mosquée fut démolie, et l'imposante cathédrale de style gothique tardif érigée sur ses fondements se classe, de nos jours encore, au troisième rang des grandes églises épiscopales chrétiennes par ses dimensions. Elle possède sept nefs et un nombre impressionnant d'œuvres d'art. Mais tous ces ornements, quelque peu ostentatoires d'ailleurs, ne peuvent faire oublier que les chefs-d’œuvre les plus marquants de la cathédrale sont de facture arabe. La Giralda, célèbre à juste titre, était le minaret de la Grande Mosquée; elle a pour sœur jumelle la tour Hassan à Rabat et marie géniale- ment la solidité de la pierre massive avec la grâce des décorations de surface qui ravissent par leurs subtils jeux d'équilibre. La porte mudéjar s'ouvrant sur la cour des Orangers nous fait découvrir le patio de l'ancienne mosquée. On désigne par le terme de mudéjar l'art islamique que les musulmans demeurés en terre chrétienne adaptèrent et intégrèrent à l'art occidental. L'une des grandes créations de style mudéjar est le palais royal de Séville avec ses jardins. Directement contigu, le quartier de Santa Cruz, jadis réservé aux juifs de Séville, est bien conservé. Son nouveau nom catholique date de 1492, année où l'on expulsa les juifs après la prise de Grenade et qui fut celle de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb.
L’América - nom qui, sous cette graphie, désigne le continent sud-américain en Espagne - décida du sort de Séville. On accorda à la ville le monopole du commerce avec le continent fraîchement découvert. Dès lors, les voiliers de haute-mer espagnols partirent du port fluvial sur le Guadalquivir pour leurs longs et périlleux voyages sur l'Atlantique. L'influence de Séville s'étendit à tel point sur le Nouveau-Monde que les Sud-Américains qui s'expriment en espagnol ont l'accent andalou et non castillan. Le commerce avec l'Amérique fit de Séville une métropole qui devint le troisième centre d'attraction de l'Espagne, après le foyer administratif de Madrid et la métropole commerciale et industrielle de Barcelone. C'est à cette période que Séville doit ses splendides palais Renaissance et ses opulentes églises baroques.
Mais, par la suite, l'accroissement du tonnage des navires mit le port fluvial de Séville hors d'état de les accueillir. Le commerce d'outre-Atlantique fut transféré à Cadix, ville importante à l'extrémité sud de la Péninsule, bâtie sur un rocher baigné de tous côtés par la mer, à l'exception d'un isthme étroit. Avec ses maisons d'habitation et de commerce à nombreux étages aux toits en terrasses, Cadix évoqué l'Extrême-Orient. C'est là que l'on élabora la première Constitution espagnole sous la protection de la flotte anglaise (1810-1812), alors que les troupes de Napoléon Ier occupaient le reste de la Péninsule. Séville devint alors une ville à vocation rurale, le centre de la riche région agricole du Guadalquivir inférieur et de la fertile plaine adjacente. Les propriétaires terriens construisirent leurs résidences urbaines et fêtèrent leurs fiestas et leurs corridas dans la capitable vénérable, mais animée d’une pétillante joie de vivre, de l’Andalousie. Comme partout dans cette province très peuplée, une masse populaire réduite à un gagne-pain modeste vint se grouper autour de cette haute-société numériquement faible et autour d’une bourgeoisie d’artisans et de commerçants, peu nombreuse elle aussi. Mais ils étaient tous de la partie lors des fêtes organisées par les Grands, comme de nos jours encore quand tout Séville vibre et s’afflige au cours de la Semaine Sainte pour fêter peu après, clans une explosion de joie, la Feria (semaine de festivités accompagnant la foire aux chevaux et au bétail). Les pauvres s’y amusent royalement, bien qu’ils puissent tout au plus chanter et regarder les familles plus aisées se donner en spectacle avec leurs beaux vêtements, leurs chevaux, leurs femmes et leurs enfants.