La Catalogne à l’est
Le mariage de Ferdinand d’Aragon avec Isabelle de Castille, le 19 octobre 1469, marqua l’unification de l’Espagne. C’est ce que l’on enseigne aux petits Espagnols à l’école primaire déjà. Ce faisant, on passe parfois sur deux faits historiques: le roi d’Aragon était en même temps comte de Barcelone (et aussi roi de Valence et des îles Baléares d’ailleurs), et les deux royaumes, la Castille de la reine Isabelle et l‘Aragon-Catalogne du roi Ferdinand, étaient administrés et gouvernés séparément l’un de l’autre, même après que leurs souverains les eurent réunis dans une seule et même maison royale. La Catalogne resta Catalogne et la Castille demeura Castille jusqu’en 1716, où Madrid abrogea les privilèges de Barcelone et de Majorque. La Catalogne n’en resta pas moins tenacement attachée à son autonomie. Elle l’obtint après de longues luttes, sous une forme restreinte d’abord en 1914, élargie en 1932, pour la perdre à nouveau au terme de la guerre civile espagnole en 1939; elle en fut alors douloureuse- ment privée jusqu’à la mort de Franco en 1975, après laquelle la Generalitat, le gouvernement autonome catalan, fut rétablie.I ’aspiration à l’autonomie - quoique conçue dans le cadre de l’Etat espagnol , qui traverse comme un fil rouge toute l’histoire mouvementée de la Catalogne, repose sur des faits objectifs, encore que ceux-ci ne soient pas toujours faciles à saisir par les non-initiés. En Catalogne, la langue est différente, le pays est différent, la population se distingue largement de la population castillane par son comportement, sa manière de vivre et ses coutumes. «Nous sommes totalement autres», disent les Catalans. "En fait, nous sommes plus proches de la France que de la Castille», ajoutent- ils volontiers. Pour relever la divergence, on commence par citer la langue. Le catalan n’est certes pas un dialecte espagnol. Il suffit d’affirmer le contraire pour faire sortir les Catalans de leurs gonds. La langue catalane possède sa propre littérature, ses nuances et ses particularités; elle se distingue de l’espagnol au même degré que le portugais ou l’italien. Il serait plus correct de désigner l’espagnol par le terme de «castillan», bien qu’au cours de son histoire il se soit d’abord répandu sur toute la Péninsule en couvrant une bande médiane du nord au sud, pour s’étendre ensuite, dans le sillage des voyages de découvertes et des établissements d’outre-mer espagnols, à tout le continent sud-américain. On parle d’ailleurs aussi le catalan dans certaines régions de la France, dans le Roussillon en particulier, et, de plus, en Andorre et dans la petite ville sarde d’Alghero. Cette langue déborde la Catalogne proprement dite au sud, empiétant sur Valence et sa province, et l’on parle également le catalan aux Baléares. Celui-ci est étroitement apparenté au provençal, aux langues d’oc, anciens idiomes parlés et écrits dans le Midi de la France. Les troubadours chantaient leurs poèmes en provençal, mais certains d’entre eux s’exprimaient aussi en catalan.
La parenté de longue date avec la France, plus vieille que l’Etat français actuel centralisé à Paris, apparaît très nettement dans l’histoire de la Catalogne. Celle-ci était, à l’origine, la province limitrophe carolingienne confinant à l’Espagne occupée par les Arabes. Sa population chrétienne s’était réfugiée, comme celle de la Castille et du Léon plus à l’ouest, dans les montagnes. Les vallées situées derrière les parties orientales de la Péninsule conduisaient aux hauteurs des Pyrénées, au-delà desquelles se trouvait la France. Plus à l’ouest s’élevaient les monts Cantabriques, et derrière eux s’étendait la mer, le golfe de Gascogne. Ainsi, les réfugiés de l’est de la Péninsule trouvaient un appui en France, par-delà les cols pyrénéens. La France, de son côté - alors royaume des Francs carolingiens - poussait, par ces même cols, des pointes vers le sud pour se ménager un glacis contre les Sarrasins. Roncevaux et la Chanson de Roland en sont les témoins mythiques. Cette légende repose sur le fait historique que Roland, qui commandait l’arrière-garde de Pannée de Charlemagne et avait pillé Pampelune, fut massacré dans le défilé de Roncevaux (appelé Ronces Valles par les Espagnols) en l’an 778, non pas, selon toute probabilité, par les Sarrasins, mais par les habitants basques de ces vallées. Le 1200e anniversaire de cette bataille a d’ailleurs été commémoré conjointement par les Catalans et les Basques, à Roncevaux même, dans des festivités qui ont duré trois jours.
Si la Castille est le pays des châteaux forts qui couvraient les combats de la Reconquête, la Catalogne est celui des monastères. Les fondateurs des couvents venaient de France, les moines étaient bénédictins et cisterciens. Les plus anciennes abbayes sont érigées très haut dans les vallées pyrénéennes et à la frontière française, comme le grand monastère roman de Ripoll et celui de San Pedro de Roda (Sant Pere de Roda en catalan), ensemble monastique fortifié carolingien, dont l’imposante ruine domine de très haut la crique de Port Bou et Puerto de la Selva. Ces couvents avaient été les premiers centres de rayonnement de la civilisation catalane. Plus tard, les souverains catalans perpétuèrent la tradition de ces fondations de monastères. Leurs couvents et leurs établissements de charité furent construits plus au sud où l’on avait conquis de nouveaux territoires. Les plus célèbres sont les merveilleux bâtiments de Poblet et de Santes Creus, tous deux non loin de Tarragone.
Les paysages de la Catalogne diffèrent totalement de ceux du haut plateau castillan. La région est richement découpée, avec des chaînes de montagnes, des vallées ramifiées, profondément encaissées, qui montent au nord jusqu’aux Pyrénées, à l’ouest jusqu’au plateau central. La Méditerranée, à laquelle aboutissent toutes ces vallées, est omniprésente, soit le long des côtes et en face des ports, soit à l’horizon lointain.
A l’opposé de Madrid, Barcelone n’est pas une capitale implantée tardivement et en quelque sorte artificiellement Elle est, au contraire, depuis toujours, le centre de gravité et le noyau de la vie catalane. Les racines de la ville sont visiblement bien plus anciennes que celles de Madrid. Barcelone possède son célèbre quartier gothique qui remonte même à l’époque romane et repose sur des fondations romaines. I ’élément romain apparaît aussi à Tarragone, jadis chef-lieu de province romain, et à Ampurias qui, lui, avait déjà été un port de commerce grec. Tout près se trouvait le port phénicien de Bagur.
La Méditerranée a, de tout temps, joué un rôle prépondérant dans l’histoire et la vie de la Catalogne. Elle imprime son cachet à la ville marchande de Barcelone et à tout le littoral ainsi qu’aux îles situées au large de la côte. Le haut plateau castillan, lui, a la mer «derrière son dos». La Reconquête catalane se porta, en conséquence, sur la côte, et l’un de ses premiers hauts faits fut la conquête de Majorque par Jacques Ier 1e Conquérant en 1229. Aux époques antérieures, la politique de la Catalogne s’était orientée vers le nord. Les comtes de Catalogne et, plus tard, les rois d’Aragon qui eurent leur cour à Barcelone, possédaient d’importants territoires dans 1e sud de la France; ils étaient proches de la haute noblesse toulousaine et carcassonnaise sur le plan culturel, mais aussi dynastique par suite de mariages. La Provence leur appartenait. C’est pourquoi les Catalans furent mêlés à la croisade contre les albigeois prêchée par le pape Innocent III, croisade qui avait également pour objet d’étendre l’influence de la maison royale de Paris. Les Catalans vinrent en aide à leurs parents du Midi de la France. Mais leur politique subit un revers décisif lorsque Pierre II, père de Jacques Ier (cité plus haut), fut tué à la bataille de Muret, près des sources de la Garonne, en 1213. C’est à partir de cette époque que les souverains de Barcelone se tournèrent vers le sud et la mer. Valence avec ses célèbres jardins, sa huerta, ses orangeraies et ses rizières fut prise, onze ans après Majorque, par Jacques Ier. La famille du Cid avait dû abandonner la ville après la mort du Castillan, et Valence était retombée aux mains des musulmans. Des nobles catalans et aragonais ainsi que des paysans libres s’établirent alors dans tout le royaume de Valence. Les cultivateurs et les serfs arabes y restèrent cependant en majeure partie et se soumirent aux nouveaux maîtres. On les appela moriscos (morisques, Maures convertis), par opposition aux Maures, aux Moros, que l’on combattait. Ces morisques continuèrent à pratiquer l’agriculture typiquement arabe, avec ses méthodes d’irrigation subtiles, jusqu’en 1609, quatre siècles après la con- quête, où on les expulsa pour des motifs religieux et idéologiques que l’on chercha souvent à justifier par des raisons de sécurité. On édicta alors une prescription selon laquelle une famille morisque devait rester dans chaque ville pour initier à ses méthodes de travail les paysans espagnols venus prendre la place des expulsés. La mesure n’empêcha pas les cultures florissantes dues à l’irrigation dans les huertas de Valence de décliner. La ville de Valence possède, de nos jours encore, son «Tribunal des eaux», de tradition typiquement arabe, qui statue selon l’ancien droit coutumier dans les litiges des paysans en matière d’irrigation. Fait significatif, Valence devint plus tard la ville par laquelle la Renaissance italienne pénétra en Espagne. Les premiers livres imprimés en Espagne proviennent de Valence où des Allemands et des Suisses installèrent les premières presses d’imprimerie.
I ‘expansion de Barcelone, ville marchande, se fait en Méditerranée. Un réseau commercial a été établi et certains intérêts dynastiques justifient des expéditions militaires outre-mer, parmi elles l’intervention de la Catalogne et de l’Aragon en Sicile (1282), qui va aboutir à six siècles de souveraineté espagnole - catalane avant tout - dans l’île, et plus tard aussi en Italie méridionale. Des expéditions en Sardaigne viennent s’y ajouter, suivies ultérieurement d’une intervention célèbre à Byzance (Roger de la Flor, l302), qui conduit à la fondation de deux duchés catalans, celui d’Athènes et celui de Néopatras. Les principaux artisans de cette expansion sont les Almogavares, soldats aventuriers combattant à pied, rompus aux grandes marches et aux embuscades par l’âpre guérilla menée contre les Maures dans les vallées de l’Aragon.
Pourtant, les Catalans ne sont jamais aussi exclusivement hommes de guerre que leurs rivaux castillans. Les chevaliers du plateau se spécialisent tant et si bien, au cours de leur histoire, dans les combats et la «guerre sainte» contre leurs ennemis musulmans qu’ils finissent par considérer que la prière et la guerre sont les seules occupations dignes d’un vrai noble. Ils abandonnent de plus en plus les activités lucratives - commerce, agriculture et artisanat - à leurs sujets musulmans, les morisques, et aux spécialistes juifs. Le travail finit par porter, aux yeux des nobles castillans, le stigmate du déshonneur: le caballero, «maître et chevalier», n’a pas à travailler; les juifs et les morisques sont là pour faire la besogne.
La ville marchande de Barcelone n’a jamais été touchée par cette évolution. Bien au contraire. Un véritable culte du travail régnait et règne toujours dans la cité. On se jette sur le travail et on s’y retient lorsqu’un malheur s’abat sur la ville ou la famille. Et les malheurs n’ont pas manqué chez les Catalans. Les traditions paysannes ancrées dans la région ne sont pas étrangères à cette attitude. La topographie des vallées et l’évolution du peuplement durant la période de la Reconquête conduisirent à une prise de possession des vallées et des plaines catalanes par des paysans libres et semi-libres, en état de se défendre par les armes. Les nobles ne réussirent pas à les chasser de leur glèbe, et la province fut le théâtre de longues et âpres luttes de paysans, dans lesquelles les agriculteurs catalans surent défendre leurs droits. La masia, ferme cossue catalane, protégée contre les attaques éventuelles par de solides murailles, habitée par de grandes familles, véritables clans, et construite au centre des terres appartenant au fermier est restée, jusqu’à nos jours, le symbole de la paysannerie catalane. On travaillait dur et ferme, de génération en génération, sur les terres dont on avait la propriété, et la tradition de ce labeur opiniâtre fut transplantée dans les villes par les fils cadets qui devaient quitter le domaine paternel; elle trouva dans l’artisanat une nouvelle occasion de se déployer. La transition de l’artisanat aux débuts du développement industriel se fit pas à pas à Barcelone aux XVIIIe et XIXe siècles, alors que l’industrialisation n’avait encore guère touché - à l’exception, peut-être, du Pays basque - le reste de l’Espagne dont les traditions artisanales étaient dans le marasme après l’expulsion des juifs et des morisques.
La ville marchande de Barcelone devint donc, à la suite d’un développement progressif, la première ville industrielle de l’Espagne. Les ateliers et les fabriques - on commença par établir l’industrie textile, restée importante jusqu’à ce jour - attirèrent comme un aimant les habitants des régions appauvries et surpeuplées de l’Espagne méridionale. Les Andalous et, plus tard, les Galiciens, les Aragonais et les habitants d’autres régions rurales de l’arrière-pays espagnol laissé à l’abandon commencèrent à affluer à Barcelone - et la migration dure toujours. Presque la moitié de tous les citoyens de la capitale catalane ne sont pas catalans aujourd’hui. Ils ne parlent que mal la langue catalane ou ne la connaissent pas du tout parce qu’ils vivent groupés dans de grands quartiers périphériques «andalous» et que le catalan ne fut pas enseigné dans les écoles durant les 35 ans de l’époque franquiste. Les difficultés engendrées par cette situation ne commencent à affleurer qu’à présent où Barcelone possède de nouveau son gouvernement local et aimerait réintroduire l’enseignement du catalan dans les établissements scolaires.
Le prodigieux développement industriel à Barcelone même, et tout autour de la métropole de quatre millions d’habitants, se superpose curieuse- mentaux structures existantes. Le tourisme avec ses millions de vacanciers qui jouissent du soleil tout le long de la Costa Brava y ajoute son œuvre destructrice de sites. Exemple typique des phénomènes découlant de cette évolution à Barcelone: il faut visiter San Cugat del Vallés, très belle église de style gothique primitif dotée d’un merveilleux cloître roman, dans un terne faubourg industriel. Ce sanctuaire fait partie de l’un des nombreux monastères dont l’influence rayonna sur toute la Catalogne. Ou encore: à Tarrasa, spécialisée dans la filature et le tissage, à 33 km de Barcelone, mais sur le territoire de la gigantesque ceinture industrielle qui entoure la ville, trois églises wisi- gothiques, isolées dans un petit parc, évoquent l’époque antérieure à l’invasion arabe. Même dans les vallées les plus éloignées en Catalogne, le présent impose ses exigences: mines, filatures, vieilles usines, nouveaux complexes indus- triels - quelquefois en plein champ comme la gigantesque raffinerie implantée dans les vignobles au-dessus de Tarragone -; les autoroutes, les hôtels à étages multiples avec leurs plages vouées au plaisir des vacanciers voisinent directement avec des monastères des siècles passés, des ruines de châteaux, avec des villes historiques entourées d’enceintes fortifiées, des églises romanes dans la montagne et des cathédrales gothiques dans les villes. Tout cela est cher aux Catalans parce que cela représente pour eux leur patrie qu’ils aiment par-dessus tout. Les deux sont œuvres de leurs mains: les trésors artistiques et architecturaux du passé tout comme les implantations industrielles qui leur permettent de vivre comme ils vivent aujourd’hui, dans la région la plus riche, jouissant du niveau de vie le plus élevé de toute la Péninsule. C’est pourquoi ils sont devenus aveugles à certains égards, de sorte qu’ils peuvent passer avec indifférence sur l’aspect désolé des zones industrielles et même poser leur regard avec une certaine fierté sur les plages grouillantes de baigneurs. Les unes comme les autres rapportent de l’argent, permettent de faire un travail fructueux, éléments qui, précisément, font part des traditions et des conditions de vie catalanes. Et pourtant, il n’est guère d’autre peuple qui jouisse autant que les habitants de Barcelone et des autres villes catalanes des paysages de sa propre région et des témoins souvent merveilleux de son passé. On fait des randonnées et on visite des lieux. On décrit et on explore les monuments du terroir. On voit, dans ces démarches, une confirmation de l’autonomie et de l’esprit créatif propres à ce peuple. On veille à maintenir et à renouveler le lien séculaire qui unit la civilisation catalane au sol catalan, même si on vit aujourd’hui dans une ville industrielle moderne dont on tire sa subsistance.